Jean-Claude éprouvait un profond sentiment de tristesse et d’inquiétude. Chaque jour de ce mois de février 2024 avait été marqué par la pluie. Malgré les efforts de son épouse Marie, il demeurait plongé dans la morosité.
Le ciel sombre, la pluie incessante et la mélancolie semblaient avoir eu raison de l’énergie habituelle de son mari. Ce dernier, d’ordinaire si joyeux et plein d’enthousiasme, traversait une période hivernale des plus difficiles. Tout avait commencé par la perte de leur chat "Nemo", puis les travaux de leur maison s’étaient retrouvés interrompus en raison des intempéries.
Leurs grands enfants avaient quitté le domicile familial pour prendre leur envol.
Sa transformation était si profonde que son métier d’ébéniste en souffrait. Il délaissait ses tâches, comme si sa passion envers le bois s’était évaporée tel un nuage emporté par le vent.
Somme toute, ce matin, Marie était parvenue à le secouer. Les voilà maintenant sur le site de construction de leur future demeure. Même si le soleil brille par son absence, tous deux, protégés, revêtus de leurs imperméables, se promènent entre les roches, les briques, les parpaings et les planches éparpillés sur le sol.
— Tu vois, s’exclame-t-il à sa conjointe.
— Quoi, mon chéri ?
— Le vent a encore tout saccagé, le chantier est méconnaissable et tout est à l’arrêt. C’est de toute évidence l’apothéose de la poisse.
Cette maison est vitale pour eux, car la construction de cette résidence en plain-pied les prépare à une retraite amplement méritée qu’ils vont prendre dans quelques trimestres.
— Ne t’en fais pas, comme le disait ma mère, après la pluie, le beau temps.
— Certainement, mais c’est du grand n’importe quoi, la terre est en train de pourrir, le changement climatique est inarrêtable. Nos gouvernants ne pensent qu’à ça, foutre le camp sur Mars après avoir tout fichu en l’air ici.
— Chéri, tu ne vas quand même pas tomber dans le panneau de ces complotistes à la noix avec leurs théories absurdes.
Soudain, le pied de Marie heurte un objet métallique.
— Regarde, c’est étrange.
— Attention, ne touche surtout pas, c’est un obus.
— Mon amour, c’est plutôt ce qui reste d’un obus.
— Ah, comme c’est vrai ! Il est primordial de se remémorer que notre future demeure se tient fièrement sur les terres marquées par les combats de la Grande Guerre de 14-18.
— Absolument, je me rappelle maintenant, dès le début des travaux, le responsable du chantier nous avait informés que des vestiges de ce conflit majeur avaient été mis au jour.
— Montre-moi, cela semble étrange.
Jean-Claude saisit l’objet, le prenant délicatement, estimant qu’il a entre les mains une douille d’obus sans aucun danger pour eux. Du bout des doigts, il commence à dégager la terre qui l’entoure.
— Regarde, c’est singulier, elle est sculptée et martelée, un véritable chef-d’œuvre.
— Chéri, emportons-la, tu la nettoieras, peut-être parviendras-tu à raviver l’âme d’un soldat disparu.
— Je relève le défi.
À peine ces paroles prononcées, un unique rayon de soleil illumine l’endroit où ils se tiennent.
— Entends-tu ?
Marie écoute attentivement, le vent s’engouffrant dans les feuilles pour seule réponse.
— Tu fais référence au murmure du vent dans les arbres.
— Non, j’entends un air de cornemuse.
— Je t’assure, je n’entends rien de tel.
— Moi, je le perçois distinctement.
Sa femme tend l’oreille, agacée, et se pose expressément la question qui l’obsède depuis des semaines : "Il est en train de me faire un burn-out sévère."
— Rentrons, ordonne-t-elle.
— Bien entendu, et je vais me charger de nettoyer cet objet.
Le lendemain, Marie a repris le chemin de l’école primaire où elle donne des cours aux enfants de CM1. La journée se déroule paisiblement. Le lundi est toujours plus compliqué avec les gamins, car ils sont un peu dissipés.
En rentrant chez elle vers six heures du soir, elle est étonnée de ne pas voir Jean-Claude affalé devant la télé. C’est indéniable, ça fait déjà un mois qu’il est plongé dans la déprime. Son homme n’a plus du tout envie d’aller faire son footing journalier. Finis aussi les somptueux meubles qu’il fabriquait pour ses clients. L’atelier de menuiserie de la famille tourne grâce à ses ouvriers, les anciens de la vieille école. Trois anciens briscards qui bossaient déjà dans la menuiserie du temps de son père.
Marie se dirige vers l’atelier en toute hâte. Quelle surprise lorsqu’elle ouvre la porte ! Les employés sont déjà partis, mais elle découvre son époux assis devant son établi en plein travail. Un sourire radieux illumine son doux visage. Quelle joie de le voir de nouveau à l’ouvrage. Marie se sent soulagée, la mélancolie s’éloigne enfin. Elle s’approche en vue de l’embrasser.
C’est alors qu’elle remarque une musique de cornemuse qui emplit discrètement l’atelier, par vagues.
— Bonsoir mon amour.
— Oh, ma chérie, quel bonheur, dit-il avec un enthousiasme retrouvé.
Il s’essuie les mains, prend sa femme dans ses bras et lui offre un fougueux baiser.
— Pourquoi cette musique ? demande-t-elle, encore surprise de voir son mari en pleine forme.
— C’est William qui me l’a demandée.
— William, qui est William ?
— Le soldat qui a martelé le cuivre de cet obus ! Regarde.
Aïe, pense-t-elle, il entend des voix maintenant. Rien n’est gagné contre le combat contre sa dépression. En effet, devant les yeux émerveillés de la jeune femme, se dresse une douille d’une quarantaine de centimètres de hauteur, limpide et brillante, reflétant des couleurs cuivrées admirablement ciselées.
— Quelle splendeur, c’est tout simplement prodigieux.
— As-tu noté la minutie du travail ? Il a dû consacrer des centaines d’heures à cette œuvre. Ce n’est pas tout, ma bien-aimée, il a scellé cet obus tel un artefact spatiotemporel, dans l’attente qu’une personne le découvre.
— Est-ce que tu présumes qu’il y a des choses à l’intérieur ?
— Assurément, écoute.
Jean-Claude saisit l’objet, le secoue délicatement. Un son profond résonne, emplissant majestueusement l’atelier de menuiserie, accompagnant parfaitement le doux murmure de la cornemuse.
— Regarde sa signature. « William 22 février 1917 »
— Il est tard chéri, nous devrions aller manger. Si tu veux, demain, je ferai des recherches sur Internet afin de savoir ce qui s’est passé ce jour-là sur le front à l’endroit où nous bâtissons.
— Assurément, répond-il avec un enthousiasme débordant, j’ai beaucoup de travail en retard, mais mercredi, si tu le désires, nous l’ouvrirons ensemble.
Marie est émerveillée par la métamorphose de son mari.
— Parfait, cela me comblera de bonheur.
Le lendemain, jour d’école, Marie donne un devoir à ses élèves. Puis elle consulte le web à la recherche d’informations en ligne sur un épisode particulier de cette lamentable guerre. Elle découvre des titres de journaux d’époque, puis accède à un site nommé "souvenir de mémoires" où elle lit différents articles.
En ce jeudi vingt-deux février 1917, les forces canadiennes ont essuyé un bombardement d’infanterie intensif qui s’est prolongé pendant plus de deux heures. Par la suite, une tentative d’assaut de plus de deux cents soldats allemands ayant pour but de s’emparer des tranchées canadiennes a échoué. Une seconde vague d’attaque a été lancée, vouée au même échec.
Dénués de tout respect pour la vie humaine, les généraux allemands, consumés par la folie, ont ordonné de nouvelles vagues d’assaut contre les troupes canadiennes. Submergées par l’adversaire, les forces alliées étaient sur le point de céder face à la puissance rivale, lorsque soudain, retentit depuis les profondeurs de la tranchée le son impérieux d’une cornemuse, tel
un étendard de victoire flottant au gré du vent. Revigorés par cette mélodie, les rares soldats alliés survivants ont tous raconté la même chose.
De chaque recoin, des tranchées et des champs labourés par les tirs d’obus, des centaines de combattants alliés morts et mutilés se relevèrent, prirent les armes et chargèrent l’ennemi. Des apparitions vêtues de haillons avançaient implacablement au son de la cornemuse, changeant le cours des événements en faveur des troupes canadiennes.
Pris de terreur, les soldats allemands firent volte-face et furent abattus par leurs propres compagnons d’armes qui, sous le commandement allemand, les stigmatisèrent comme déserteurs. Pénétrant la tranchée allemande, ces spectres semèrent la panique parmi les officiers qui s’enfuirent à leur tour, abandonnant la tranchée dorénavant connue sous le nom de « la tranchée des fantômes ».
Les professionnels de la santé ont diagnostiqué une illusion collective affectant tous les protagonistes en raison des effets des gaz. Néanmoins, une enquête menée auprès des rares survivants a écarté toute utilisation de gaz ce jour-là. Plusieurs témoins rapportent qu’à la fin de la bataille, une fois l’ennemi éloigné, les fantômes chutèrent d’eux-mêmes afin de rejoindre le royaume céleste.
De plus, la mélodie de la cornemuse résonnait sans cesse ; un soldat canadien dénommé William Pelletier fut découvert jouant alors même que son corps était transpercé de deux baïonnettes et touché par plus de cinq balles. Fixant ses camarades, il s’informa de savoir si la victoire était acquise et, sous les vivats de ses compagnons d’armes, il rendit son dernier souffle.
— Madame, pourquoi pleurez-vous ? demande une élève.
— Ce n’est rien dit, Marie, émue et en sanglots suite à cette lecture.
Après avoir terminé son travail, la maîtresse d’école rentra chez elle. Leur modeste village du Pas-de-Calais était déjà plongé dans la nuit. Elle alla immédiatement à l’atelier où son mari achevait de vernir une table en chêne.
— Que se passe-t-il, ma chérie ? Tu sembles bouleversée ?
— Je t’aime, dit-elle en le serrant dans ses bras. Il faut que je te raconte une étrange histoire.
Elle prit un long moment pour lire à haute voix les articles qu’elle avait recopiés. L’émotion du couple est palpable. Sans attendre le lendemain, ils prennent la décision d’ouvrir la douille de l’obus. Jean-Claude, armé de quelques outils, fait preuve de patience et de talent pour parvenir à retirer le couvercle. Inclinant l’obus, des objets ainsi que des documents en jaillissent.
Le contenu présente une simplicité touchante : une médaille, la "croix de guerre", une anche de cornemuse, et deux photos, un peu délavées, mais où l’on devine une femme enceinte sur la première. Sur la seconde, cette même dame au bras d’un soldat canadien. Au verso de la deuxième photographie une inscription : "Pauline et William pour l’éternité".
De plus, il y a une enveloppe contenant une lettre.
Vieille-Chapelle, le 21 février 1917,
c’est avec une joie immense que je t’écris enfin, depuis le front où je suis arrivé. Je loge à huit kilomètres seulement de ta tranchée. J’espère de tout cœur que tu recevras sous peu une permission, car j’ai une nouvelle extraordinaire à t’annoncer : notre fils Gilbert est né. Il a déjà un mois. Mes parents ne décolèrent pas, puisqu’être une fille-mère est très mal perçu dans notre milieu bourgeois. Mais c’est mon amour pour toi qui me donne la force de faire face. Ici, je m’occupe de la cuisine et du ménage chez des gens bienveillants qui me traitent avec respect. Leurs deux fils sont morts à la guerre. Dès que tu pourras me rejoindre, sache qu’ici le curé de ce village est prêt à célébrer notre mariage. Ma passion envers toi est infinie. Prends bien soin de toi, mon adoré.
Ta Pauline qui t’aime.
Un silence pesant enveloppe l’atelier. Les larmes ruisselant sur les joues de Marie, elle fixe son conjoint avec tendresse. Lui, submergé par l’émotion, fond en pleurs.
— Mon chéri, remets-toi. Ce n’est pas dramatique. C’est simplement l’histoire d’un soldat canadien décédé au front.
— Mon amour, cette lettre a été écrite par mon arrière-grand-mère Pauline. Sa famille, une importante fratrie d’industriels du Nord, l’a rejetée. Elle a été déshéritée. Ma mère a toujours questionné mon papi Gilbert sur l’identité de son père. La seule réponse qu’elle n’a jamais obtenue était la suivante :
Ton grand-père est mort au champ d’honneur en 1917 dans le Pas-de-Calais, c’était un brave soldat canadien qui jouait admirablement de la cornemuse…
Une pensée pour les victimes des inondations dans le Pas-de-Calais.
Vieille Chapelle : commune du Pas-de-Calais.