Mémoire des aînés : mon père

 

L'exode de 1940... raconté par mon père...

 

Les mots qui suivent sont les souvenirs d’un petit garçon de cinq ans. Les cauchemars qui hantent mon père depuis l’évacuation des civils lors de l’invasion des Allemands en 1940, dans les terres meurtries du Pas-de-Calais depuis maintenant plus de 83 ans.

Mon père…

Par ce qui s’est raconté, cette période de terreur et de désespoir était un moment tragique. Les familles se sont vues contraintes de quitter leur chez-soi pour échapper à un ennemi sans pitié. De mon jeune âge, je n’en percevais pas la portée, et les adultes autour de moi se refusaient à me donner des explications. Lorsque je posais des questions sur cette situation cauchemardesque, on me répondait invariablement.

— Tu comprendras quand tu seras grand !

Une leçon parmi tant d'autres qui est enseignée aux enfants à cette époque.

Dans la peur et l’incertitude, je me suis avancé dans l’inconnu, un petit baluchon sur le dos, ma mère à mes côtés, portant une valise à main. Nous avons pris le chemin du halage à Harnes Pas-de-Calais, longeant la rivière La Souchez. Les limites de ce parcours étaient marquées par un pont qui nous menait au puits de mine numéro neuf.

Une station de relevage des eaux se tenait à proximité des rails, où mon père Louis et mon oncle Raymond travaillaient. Finalement, nous sommes arrivés chez ma grand-mère Louise.

À notre arrivée chez elle, je me souviens encore avec émotion du chariot polonais. Cette caisse rectangulaire montée sur quatre roues ferrées et un timon en bois était destinée à être tractée par une personne. Une chaise était placée au milieu, entourée de divers bagages qui, je suppose, étaient précieux. La vue de cette carriole me réconforta. Mes petits pieds étaient usés par cette course effrénée.

Étant le plus jeune de la troupe, ma tristesse fut immense et inoubliable lorsque je pris conscience que ce siège n’était pas pour moi. Mais pour ma grand-mère Louise âgée de 67 ans. Mes cinq années ne faisaient pas le poids face à mon aïeule et ce souvenir ineffable me hante encore aujourd’hui.

Maman me tenait fermement par la main, il convenait de suivre sans discuter, chaque question posée ne recevait : comme réponse.

— Tu comprendras quand tu seras grand.

Elle n’avait pas davantage d’informations sur ce que le lendemain nous réservait. Née en 1915, elle avait entendu dire les atrocités de la Guerre 14/18, dont les horreurs inhumaines sur la population civile avaient été horribles. Ce dirigeant germain, qui avait pris le pouvoir le 30 janvier 1933, était encore plus maléfique. La folie meurtrière d’Adolf Hitler reflétait sa haine et sa volonté de vengeance après la défaite de l’armée allemande en 1918.

Nous marchions sur le chemin du halage, les adultes bavardaient entre eux. Cette berge était bordée à gauche d’un canal « les écluses avaient été détruites. » À droite un fossé, où gisaient des chevaux morts qui commençaient à sentir le parfum de la mort, ma mère m’encourageant à respirer au travers d’un mouchoir pour préserver mes poumons de cette odeur putride.

Nous cheminâmes longtemps. Une seule pensée m’occupait l’esprit, pourquoi, j’étais contraint de marcher quand la mémé restait assise dans le chariot ?

Cependant, un arrêt… mes jambes me faisaient mal.

— Maman, nous sommes arrivés ?

— Tu verras !

Nous sommes entrés dans une salle immense, je me sentais si petit et infime du haut de mes cinq ans. Ma maman m’a pris par la main et nous avons marché à travers l’espace grandiose et spacieux. Nous nous dirigions vers la ferme de l’autre côté de la rue où nous devions chercher du lait.

Nous avons traversé la route. Nous arrivâmes dans une vaste basse-cour où des animaux se promenaient. Une pause dans notre voyage interminable m’offrit ce moment de paix et de réconfort, me faisant presque oublier les longues heures de marche qui avaient précédé. Un accueil chaleureux de la part de la fermière qui se montra extrêmement bienveillante compléta cette expérience hors du commun.

Maman lui demanda si elle avait du lait, la dame lui répondit que oui !

Lorsque, telle une ombre surgie des profondeurs, un bruit fracassant traversa l’air au-dessus de nous. La douce et serviable agricultrice s’était mise à hurler, nous étions face à une tragédie imminente. Un avion ou un obus de gros calibre planait au-dessus de nos têtes. Puis, après une détonation assourdissante, retentis à l’arrière de la ferme. La fermière avait perdu la totalité de ces moyens. Elle hurlait et courait dans tous les sens. La guerre frappait à sa porte. Maman m’a entraîné dans un coin de la cour pour nous mettre à l’abri. Nous avons, dès lors, affronté le chemin inverse afin de rejoindre notre campement, mais sans lait.

Notre retour m’apporta un sentiment d’accueil et de bienvenue. Ma mère nous assista pour organiser nos affaires, et ensuite, elle nous annonça que nous devions rentrer à la maison. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que, dans leur panique, les adultes allaient à la rencontre de l’envahisseur, et non pas le contraire.

Pour moi, rien n’avait changé. Ma grand-mère avait réintégré son trône au milieu de la charrette entourée de nos effets. Toutefois, ma mère m'interdisait constamment d'entrer en contact trop profond avec elle. Ce qui me laissa des années à chercher dans l’ombre le secret de l’animosité entre les deux femmes.

C’était là, à l’instant fatidique où nous étions prêts à partir, que la musique cruelle de la guerre s’éleva. Naturellement, je ne pus résister à l’appel et partis en courant avec les autres enfants. Mais ce que je vis alors m’emplit de désespoir et de dégoût. Une troupe de soldats, souffrants et accablés par la défaite, marchaient laborieusement devant nous. Les blessures étaient nombreuses : des bandages ensanglantés sur des têtes endolories, des bras et des jambes entravés. Le sang rougeâtre qui s’écoulait à travers les pansements était une triste métaphore pour leur armée vaincue et profondément meurtrie qui fuyait elle-même cette guerre indescriptible.

Leurs peaux noires étaient une révélation pour moi, jamais je n’avais vu des hommes aussi sombres. « Soldats des colonies africaines ». En entendant leurs cris, j’ai découvert un mot insolite : les Boches ! Qui était-ce ? C’est à qui criait le plus fort !

— V’là les Boches.

Sur le chemin de la maison, une tragédie nous attendait. Un barrage allemand et des soldats souriants nous offraient des barres de chocolat. Ma mère refusa fermement ces offrandes. Elle avait entendu des rumeurs alléguant que les envahisseurs allemands empoisonnaient leurs cadeaux. Personnellement, j’aurais certainement pris plaisir à manger une barre de chocolat. Mes jambes me faisaient mal et mon ventre criait famine.

Notre voyage avait pris fin là où il avait commencé. Mais deux choses importantes étaient venues à nous alors que nous remontions le long du chemin du halage.

L’odeur âcre de putréfaction était devenue insupportable. Il provoquait des haut-le-cœur, des vomissements et des larmes dénonçant l’injustice de la situation.

Puis, en arrivant à la maison de ma grand-mère, tout était grand ouvert et l’intérieur saccagé. Était-ce l’ennemi ou des bons Français qui avaient pillé la demeure ? Je ne le saurai jamais. Ce jour-là, nous avons pris conscience que la véritable noblesse réside dans le courage indomptable pour défendre ce qui est juste et vrai.

Ainsi s’achève le plus fort de mes souvenirs de môme.

 

Nota Bene

Les souvenirs de papa ne permettent pas de dater exactement la date et le lieu de cette histoire. D’après mes recherches la date doit être le 23 mai 1940. L’exode dans le Pas-de-Calais avait commencé. Un Hurricane matricule P2550 piloté par John Benzie né le 14 mars 1915 à Winnipeg au Canada a été abattu par un Messerschmitt Me 109. Le pilote canadien a sauté en parachute, blessé à la jambe, il put rejoindre l’Angleterre pour combattre à nouveau. Il sera tué au combat le 7 septembre 1940. C’est le seul avion abattu dans les environs à cette époque.

Autre fait marquant, son frère  à 6 mois, papa n’a aucun souvenir de lui pendant cette funeste histoire.